L’Afrique : Terre des Présidents inamovibles ? (Guy De Boeck)

Cela se décline en de multiples variantes, avec
plus ou moins de sang, de bruit et de fureur, cela peut passer par une
véritable guerre civile ou ne concerner qu’une Révolution de Palais. Dans au
moins la moitié des cas, cela passe par des élections douteuses au résultat
contesté. Il y a aussi  la variante
« dynastique », où c’est le fils du Président qui ne veut pas laisser
aux autres le fauteuil de papa. Mais tout cela, c’est un peu comme le poulet,
qui se sert avec de multiples sauces différentes. A la base, on retrouve
toujours « Monsieur X , Président de la République, ne veut pas
quitter la Présidence
de la République ».

 

On pourrait objecter que le même phénomène se
rencontre ailleurs, qu’il y a des présidents « à vie » ou « à
réélection automatique » en Europe, en Asie, en Amérique mais ici, il
s’agit d’un phénomène continental. Et, pour une fois, d’un phénomène visible au
Nord comme au Sud du Sahara. Il est bien clair que quand une chose se produit à
la fois au Caire et à Abidjan, à Tripoli et à Nairobi, elle est africaine, et
non « maghrébine » ou « subsaharienne ». Et l’explication ne peut en être purement
« arabo-islamique », pas plus qu’elle ne peut être uniquement
« noire ». Elle doit être à la taille du continent.

 

Or,
les pays d’Afrique n’ont en commun que le fait d’avoir été au cours du XIX°
siècle, de colonies et d’avoir été ensuite, durant la seconde moitié du XX°,
décolonisées. C’est, dans l’histoire, le seul phénomène qui ait été, comme
celui dont nous parlons ici, à l’échelle africaine, et non d’une partie
seulement du continent. Cela suggère qu’il pourrait être, à tout le moins,
utile d’examiner s’il n’y a pas, entre l’un et l’autre phénomène, des relations
autres que celle d’antériorité/postériorité, notamment de cause à effet. Une
indication dans ce sens pourrait déjà être trouvée dans le fait que l’une des
critiques très largement faite aux régimes africains contestés est,
précisément, d’être « néocoloniaux ». Une autre, dans le fait que la
rupture des liens coloniaux entre les pays d’Afrique et leurs métropoles
coloniales, contrairement à ce qui s’est passé pour des territoires américains
ou asiatiques, a rarement été qualifiée, par les historiens[1],
de « révolution ».
Le
même terme est utilisé pour désigner les déclarations d'indépendance qui se
sont produites chez les peuples d'Asie. En revanche, les événements qui ont
entrainé la rupture entre l'Espagne et ses colonies d'Amérique, entre les
treize colonies Nord-américaines et l'Angleterre dont elles dépendaient sont
plus connus sous le nom de « Révolution ». Nombreux sont les historiens
qui établissent l'ordre chronologique des révolutions qui ont marqué le XVIIIe
siècle comme suit : Révolution Nord-américaine (1776), Révolution française
(1789) et Révolution hispano-américaine (1810).

 

On a dépensé beaucoup d’encre et de talent
dialectique autour du vocabulaire utilisé pour en parler, et des nuances qui
séparent « révolution », « décolonisation », « indépendance », « transfer of power », etc…, allant
parfois jusqu’à des hauteurs métaphysiques évoquant le débat byzantin sur le
sexe des anges. Nous essayerons ici de ne pas aller jusque là !

 

Il est probable qu’une des raisons de ce choix
de mot a tenu à ce que, jusqu’à récemment, le terme « révolution »,
dont le sens premier est celui du mouvement qui tourne sur lui-même[2]
a été perçu comme comportant, en plus du sens « bouleversement
fondamental », l’idée de soulèvement violent et armé, voire de guerre
civile.  Appliquer ce même mot à des
changements fondamentaux, mais non accompagnés de violences, est une conception
qui ne remonte pas plus loin que la fin du XX° siècle. 

Mais il est tout de même étrange que l’on en soit arrivé à donner le nom de
« révolution » aux événements américains qui – à l’exception de Haïti
 concernent la conquête de
l’indépendance politique par des colonies où le pouvoir reste aux mains des
colons et à le refuser aux indépendances africaines où le pouvoir politique a
été transféré aux ex-colonisés, ce qui représente tout de même un
« bouleversement fondamental » plus important. Il y a là une
incohérence, une rupture logique, en quelque sorte un « trou ». Et il
semble bien le néocolonialisme se soit glissé par ce trou.

 

La colonisation consistait en la dépendance
politique d’un territoire par rapport à une métropole lointaine et avait pour
cause principale l’intérêt que cette métropole trouvait à exploiter les
ressources de ce territoire. La décolonisation a consisté à convertir les
possessions coloniales en états politiquement indépendants sans trop toucher
aux liens économiques existants, si ce n’est par des mesures cosmétiques du
type « africanisation des cadres ». Discrètement, cela s’accompagna
de l’idée que la métropole dans un premier temps puis, à mesure que progressait
la mondialisation, l’Occident ou la « communauté internationale »,
conservait un certain « droit de regard » sur les affaires de ses
ex-colonies, du fait précisément de ses « intérêts économiques ».

 

L’indépendance politique ne pouvait bien sûr
aller sans l’installation de structures politiques pour les nouveaux états
africains indépendants. Ce furent diverses copies plus ou moins adroitement
africanisées du régime qui régnait dans les métropoles coloniales : des
démocraties bourgeoises, électives et parlementaires.

Et à ce propos, nous avons assisté, sur une
durée d’un demi-siècle, à une évolution du discours justificateur, qui a
accompli un cercle complet. En 1960, on nous expliquait qu’il « fallait »
ces démocraties bourgeoises, électives et parlementaires parce qu’elles étaient
le « meilleur rempart contre la subversion totalitaire », laquelle,
bien entendu, ne pouvait être que « rouge ». En 1970, on nous
expliquait qu’on s’était fourré le doigt dans l’œil : ce qui était
« conforme à l’esprit africain », c’était l’autorité forte, variant
d’après les endroits entre la dictature pure et simple et la « démocratie
musclée », qui, comme on sait, a en général tellement de muscles que la
démocratie ne s’y remarque plus trop. En 1990, on nous expliquait que (Ah là
là… Faites excuses…) on se l’était de nouveau fourré dans l’œil, et bien
profond ! Evidemment, ce qu’il fallait aux africains, c’étaient…. Les
démocraties bourgeoises, électives et parlementaires, mises au panier durant
l’épisode précédent.

Le « mea culpa » s’accompagnait d’un
mot d’explication. La cause de l’erreur, c’était la guerre froide !
(Comme ça tombait bien ! C’était donc la faute des Russes et des
Américains, non celle des colonisateurs européens. CQFD !). On avait
préféré les dictateurs solidement « amarrés » à l’Est ou à l’Ouest
plutôt que des régimes remis en question (donc, pouvant basculer dans « l’autre
camp ») tous les quatre ou cinq ans. C’était bien dommage. Mais cette
fois, on était dans la bonne voie, et tout allait marcher comme sur des roulettes.

 

Comme on sait, les roulettes étaient plutôt
carrées et l’exportation de la « démocratie occidentale en kit » a donné,
dans l’ensemble, des résultats qui vont du médiocre au catastrophique. C’est le
cas de dire, comme l’oncle bricoleur dans la chanson de Boris Vian : « Y a quèq’chose qui cloche là d’dans / J’y retourne
immédiatement !
 ».

 

Retournons y donc. Pourquoi a-t-on, en 1960,
installé partout en Afrique des démocraties bourgeoises, électives et
parlementaires ? La réponse est simple : parce que l’on voulait que
les relations entre économie et politique y soient les mêmes que là où régnait
ce système, c'est-à-dire en Belgique, en Grande-Bretagne et en France, les
trois principales métropoles coloniales impliquées dans le processus.

La principale caractéristique de ce système est
d’être à double face. La démocratie de façade (mais en réalité réduite à la désignation,
tous les quatre ou cinq ans des mandataires par le suffrage populaire) y
dissimule parfaitement le pouvoir réel des puissances d’argent.

Ce suffrage universel que les conservateurs avaient jadis tant redouté,
ils avaient constaté avec surprise, avec bonheur, vers la fin du XIX° siècle, l’excellent
usage que l’on pouvait en faire quand on savait s’y prendre.

 

Qu’est-ce que la
République ? Le régime qui repose sur la volonté du peuple et
où l’autorité tire son pouvoir contraignant du fait qu’elle émane de cette « volonté
nationale », la représente, et commande en son nom. Dans la réalité des choses,
ce que l’on baptise volonté du peuple, c’est ce que préfère la majorité des
citoyens. Cette majorité peut être propice aux possédants et leur permettre d’obtenir
beaucoup de ceux qui ne possèdent pas! Ils les ont plébiscités ils les ont
délégués par centaines au pouvoir ; et ils ont été dotés par eux de cette
toute-puissance que confère le système républicain à ceux qu’a désignés la «
volonté nationale » pour gérer les affaires de l’Etat. Sous la République, c’est la
liberté elle-même qui règne, et toute rébellion est un attentat à la démocratie.

Faisons donc la République,
messieurs les possédants, une République, cela va de soi, socialement et
économiquement conservatrice (« La République sera conservatrice ou ne sera pas »; Thiers,
1872), cette qualification n’étant pas autre chose que sa raison d’être; une République
nominale, qui sera, en effet, la
République puisque le pouvoir y prendra sa source dans le
suffrage universel, mais une

République sans contenu où la démocratie apparente et proclamée
couvrira, au vrai, la

perpétuation de l’ordre si bien défini par Voltaire, cet ordre naturel
où « le petit nombre fait

travailler le grand
nombre, est nourri par lui, et le gouverne
». On veillera du reste à ce que
le jour reste loin où le suffrage universel deviendrait indocile – les moyens d’action
peuvent varier – à la mise en condition, permanente, des électeurs.

 

Cette idée avait un défaut, et de taille ! On pouvait sans grande peine
bâtir la façade, c'est-à-dire la
République africaine avec toutes ses institutions (Président,
Parlement, magistrats) et ses attributs (drapeau, hymne national) et l’installer
à la place du Gouverneur colonial. Mais il était beaucoup plus difficile de
laisser en place le système économique colonial, complètement extraverti et dont,
non seulement les bénéfices étaient exportés dans une grande proportion en métropole,
mais dont les décisions étaient prises à Londres, Bruxelles ou Paris. On se heurta,
en fait, à un grand vide : le pouvoir réel (celui de l’argent) ne pouvait pas
fonctionner, comme en Europe, avec discrétion derrière la majestueuse façade de
la République
souveraine,   parce qu’il n’y avait pas de bourgeoisie africaine.

 

D’accord, lorsqu’on lit des textes datant de la fin de la colonisation,
il y est parfois question de “riches”. Des ressortissants des colonies ont pu
réussir dans les affaires, et acquérir une certaine fortune et une certaine
notoriété. Ils ont même pu faire figure de Crésus aux yeux de leurs congénères
pour la plupart extrêmement pauvres. Certains même, aisés depuis plus d’une
génération, ont pu avoir ces attributs qui rendent le riche “distingué”: éducation,
culture, “belles manières”… (Voir la célèbre citation du Blanc qui disait: “Moïse (Tshombe), c’est le seul nègre à qui on dit ‘Monsieur’ !”). Mais il y a un abîme
entre un commerçant qui a réussi et un patron de multinationale!

Comme, au moins dans un premier temps on ne perçut pas le problème, et
qu’on semble avoir cru que le remplacement d’un gérant blanc, au pouvoir limité,
par un gérant noir ou arabe, au pouvoir tout aussi limité, cependant que les
décisions essentielles continueraient à se prendre ailleurs, constituerait une “africanisation”
suffisante, le hiatus persista. Et, comme le vide appelle le remplissement, il
fut rempli par les politiques.

 

Il faut souligner ici que le “passage” entre politique et affaires, qui
en Europe se fait dans les deux sens mais avec une prépondérance des milieux d’affaires
sur ceux de la politique, se fit en Afrique dans un seul sens: de la politique
vers les affaires.

 

Or, si l’on veut bien y réfléchir, les deux secteurs ont des exigences différentes
et même, sous plus d’un aspect, opposées. Les grandes entreprises exigent, par
leurs dimensions, leurs aspects techniques et leur complexité, une continuité
dans la gestion que les mandats politiques,
dans les démocraties bourgeoises, électives et
parlementaires
, n’ont pas.

Et pour ce qui est de “grandes entreprises”, rappelons-nous la
situation, par exemple, du Congo belge en 1960:  
Juste avant l'indépendance, 70 grandes
entreprises qui formaient 3 % du nombre total des entreprises, employaient 51%
de tous les salariés. Dix entreprises regroupaient 20% des travailleurs
congolais. Trois quarts du total des capitaux investis étaient concentrés dans
4% des entreprises. Quatre groupes financiers belges ont contrôlé la plus
grande partie de l'activité économique dans la colonie: la Société Générale
de Belgique (de loin le plus important : La Société Générale
seule contrôlait 5,4 milliards de francs d'investissements sur un total de 8,3
milliards, c'est à dire 65 %.), Brufina (un groupe lié à la Banque de Bruxelles) et les
groupes Empain et Lambert. Une telle concentration de puissance permet des
projets économiques ayant une ampleur et un impact énorme.

Lorsque l’on travaille à une échelle pareille, la construction
d’une usine, sa mise en route et le temps d’attendre les premiers bénéfices  durent plus longtemps qu’un mandat présidentiel
de cinq ans. Et l’on a le temps de voir défiler plusieurs présidents ou d’assister
à plusieurs renouvellements des Assemblées avant qu’elle ne tourne à plein
rendement.

 

C’est le pouvoir politique qui a permis l’accumulation
de ce que les journaux appellent de temps à autre, à l’occasion d’un esclandre « les fortunes scandaleuses et colossales des
dictateurs africains 
». A la base, il y a un principe politique très
simple, effectivement excellent, et que l’on peut utiliser dans n’importe quel
meeting en étant sûr d’être chaleureusement applaudi : « Les richesses du pays doivent bénéficier aux
ressortissants du pays
 ». Il suffit, une fois opérées les
confiscations que cela permet, de les répartir ensuite suivant la clé : « Les richesses du pays doivent bénéficier aux
ressortissants du pays
 qui font partie de ma parentèle, de mon
ethnie, de ma clientèle et de mon entourage
».

 

A partir de là, plusieurs raisons incitent à
conserver la position politique qui a rendu la chose possible.  D’abord, la simple nécessité de la continuité
d’une bonne gestion de l’entreprise. Ensuite, la peur d’être soi-même dépossédé
par le Président suivant, lui aussi désireux d’aller « à la soupe ». Enfin,
le désir de jouir de l’impunité reconnue aux mandataires politiques.

 

A cela s’ajoute que la politique, en Afrique, est une
acrobatie qui se pratique sans parachute.

Lorsqu’un député, quelque part en Europe, n’est pas
réélu à la fin de son mandat, il peut compter sur différents « coussinets »
pour amortir le choc.

D’abord, les sociétés dont il a servi les intérêts peuvent
lui manifester leur reconnaissance (mandats d’administrateur aux prestations
symboliques mais aux jetons de présence confortables, contrats de « consultant »,
etc…). Rien de tel, bien sûr, en Afrique, puisqu’il n’y a as de distinction
entre la sphère des affaires et celle de la politique.

Ensuite, le député dégommé peut très bien conserver
néanmoins des activités aux niveaux municipal, provincial ou régional, où la
majorité n’est pas la même qu’au national. Mais ce niveaux, bigarrés en Europe,
sont en Afrique unicolore et monolithiques.

Enfin, l’Européen « dégommé » peut avoir
une fonction rémunérée dans le parti dont il est membre, et dans toute une
série d’organisations qui gravitent dans son orbite. On ne peut rien attendre
de tel des partis africains, dont la plupart ne sont que des machines électorales,
sans grand-chose de permanent entre les campagnes.

 

C’est donc la politique qui ouvre la porte du pouvoir
économique, mais celui-ci exige à son tour que le politique soit permanent,
tout à la fois pour des raisons de stabilité du management et de sécurité
personnelle. Très platement : le Président aspire à la présidence à vie
parce qu’un boutiquier veut passer sa vie dans sa boutique.

 

Deux voies sont possibles pour sortir de là.

 

On peut attendre le jour où la « démocratie en
kit » fera sortir des urnes une génération de politiciens désintéressés,
et où ils auront en face d’eux des responsables économiques eux aussi si épris
de pureté qu’ils ne tenteront pas de les acheter.

 

On peut aussi chercher à construire une démocratie
réelle, avec un réel pouvoir populaire s’étendant même à l’économie et y
imposant une autre logique que celle du profit.

 

Bien sûr, une de ces solutions est purement utopique.

 

 

 

 

 

 



[1] Les manuels d'histoire ont tendance à désigner le
processus qui a conduit les colonies africaines à l'indépendance par le terme
« décolonisation ». Lorsque l'on tente
de pénétrer plus profondément le sens de ce mot
on se retrouve confronté à l'ambiguïté des termes du
débat, et de la relation entre décolonisation et indépendance.

L'historiographie
de langue anglaise utilise
souvent
l'expression transfer of power, qui
a le mérite d'insister sur le caractère
processuel de la décolonisation (Cf. P. Gifford et W. R.
Louis (dir.), The transfer of power in
Africa: Decolonization 1940-1960
, New Haven, Yale University Press,
1982)
. Face à ce processus,
l'indépendance tient dès lors lieu d'un état de fait. Cette acceptation ne rend
toutefois pas compte de
toutes les espérances et utopies qui chargent ce terme, dès lors
profondément axiologique. Au-delà de sa déclaration et de sa reconnaissance,
l'indépendance
politico-économique reste un devenir, au même titre que le nationalisme
se main
tient comme un
critère déterminant dans la mise en ordre du champ politique des
sociétés postcoloniales. Les critères pour juger le
processus de la décolonisation,
comme ceux qui délimitent l'horizon de l'indépendance, sont en réalité
très
plastiques.
L'antagonisme des sentiments et l'irréductibilité des chronologies
hypothèquent
la possibilité d'un accord sur le sens de l'échec. Les projets décolonisateurs et indépendantistes divergent sensiblement
dans
leurs ambitions, mais ils
partagent plusieurs idées fondamentales.

 

[2] Le mot figure dans les dictionnaires du XVII°
siècle, mais uniquement pour parler du mouvement des planètes.

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